Chroniques des espaces habités
Café Littéraire de la Terrasse

Chronique des espaces habités (1)

B comme Bosch, Bacon ou Bartok

Ma femme et moi avions l’habitude d’emmener nos deux enfants, dès qu’ils furent en âge de marcher sans peine, dans les musées, dans les musées parisiens, dans les musées de province – il y en a de fabuleux – dans les musées d’Europe, partout où nous passions, à chaque endroit où il s’en trouvait et tout y passait, de la minéralogie à l’archéologie, de la sculpture à la peinture en passant par le folklore, les techniques anciennes, les techniques modernes. Mais nos enfants n’appréciaient guère ces sorties. Ils préféraient gambader, jouer voire se disputer dans des espaces ouverts, ceux des jardins et des parcs, ou rester cloîtrer dans l’espace fermé de notre appartement ou des chambres d’hôtel, les yeux rivés sur le petit écran et des paquets de biscuits ou de sucreries à portée de main. Ils nous suivaient en renâclant, sachant qu’ils n’avaient pas le choix, et passaient devant les vitrines, devant les tableaux, devant les squelettes de dinosaures, devant les artefacts préhistoriques en cherchant – et en trouvant – comment s’amuser, comment en rire, inventaient des jeux, faisaient des glissades sur les parquets cirés, se poursuivaient dans les couloirs en criant haut et fort, puis, sommés de rester tranquilles, cherchaient une banquette, un siège, loin de ces joyaux, pour passer à d’autres jeux, jeux de langage ou jeux de mains.

Je pensais que, malgré leur propension bien naturelle au jeu, il en resterait quelque chose, que ces sorties n’étaient pas vaines. Je me souvenais que mes parents étaient plus prompts à nous emmener chasser les champignons lorsque nous étions petits, qu’à nous mener dans les musées dont ils semblaient ignorer jusqu’à l’existence, je me souvenais que c’était ma grand’ mère qui m’emmenait au Louvre, qui m’emmenait dans les musées du Jardin des Plantes, et si ce fut pour moi le facteur qui me poussa, ma vie durant, à fréquenter ces lieux parfois envahis de poussière, dès que je traverse un bois que je sens prompt à abriter quelques cryptogames en pleine floraison, je m’arrête, fouille, fouine et trouve toujours ce que d’autres ont laissés par méconnaissance de leur comestibilité.

Je pensais qu’il en serait ainsi pour mes enfants mais je désespérais de voir ce jour arriver jamais. En fait, le jour n’était pas le bon mot, je me trompais. Ce n’était pas du jour dont il fallait parler, mais du lieu. Et ces lieux se présentèrent au fil des musées. Mon fils découvrit à Paris Francis Bacon et par l’œuvre de Francis Bacon, il parvint à la peinture. Ma fille découvrit à Lisbonne Jérôme Bosch, et par Jérôme Bosch elle parvint elle-aussi à la peinture.

Il y a l’instant magique de la rencontre. On peut passer devant des milliers d’œuvres sans ressentir quoi que ce soit. Ce sont des images, de vieilles images qui vous paraissent sans intérêt. Et puis soudain, devant l’une d’entre elles, on s’arrête, on s’y plonge et elle vous absorbe.

J’ai vécu ces chocs, tout enfant, au Louvre avec l’Hermaphrodite, la copie romaine d’un original grec du II° siècle avant notre ère attribué à Polyclès et un sphinx de marbre noir. J’ai vécu ces chocs un peu plus tard en interprétant au piano, mal certainement, Debussy et Bartok. Je les ai vécus à la Comédie française en regardant jouer Robert Hirsch. Pour les avoir vécus une fois, on sait qu’on peut les revivre cent fois au hasard des rencontres, au hasard des musées, des concerts, des théâtres, des librairies, des villes et des villages, la simple ferronnerie d’un balcon, un cartouche, un texte, une voix, en face desquels on se voit fondre, trembler, sourire, pleurer tout à la fois à l’instar de l’émotion amoureuse. Et ils se sont présentés, au fil des années, dans tous les lieux possibles, même les plus improbables.

Depuis leur rencontre avec la peinture, mes enfants fréquentent assidûment les musées.

Patrice Bérard, le 7 septembre 2009

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