Antoine Bourdelle et Trôo
Café Littéraire de la Terrasse

Antoine Bourdelle et Trôo

Au sommet de Trôo, sous le couvert de quelques arbres, modestement placé à l’écart de la Collégiale mais la jouxtant, dominant la vallée du Loir mais invisible depuis l’en-bas, se dresse le monument aux morts de la guerre de 1914-1918 sculpté par Antoine Bourdelle.

Le monument Bourdelle

Antoine Bourdelle connut Trôo par son ami Auguste Arnault. Il s’éprit de ce village et l’on découvrira plus loin quelles en sont les multiples raisons. Il lui fit don de ce monument qui est plus qu’une simple liste de noms gravés sur le marbre. C’est une œuvre d’art.

Notre ami Max Fullenbaum, habitant de Trôo, ému par le monument, par sa simplicité, par sa force, connaissant l’œuvre d’Antoine Bourdelle à côté de laquelle la conception et la réalisation de cette œuvre d’art surprend, Max Fullenbaum donc, il y a six ans, entreprit d’en savoir plus sur les relations du sculpteur et de ce village. D’autant que derrière la maison qu’il habitait alors, rue Haute, sur la paroi de l’une de ses caves, il avait découvert une inscription portant ces mots : « Auguste Richard, Classe 1903, Bon pour le service » et que sur le monument aux morts, sous le ciseau d’Antoine Bourdelle, se trouvait le même nom, RICHARD AUGUSTE.

Un nom au fond d'une cave à Trôo Des noms sur le monument

Il prit donc contact avec le Musée Bourdelle et son documentaliste lui confia aimablement pour consultation trois petits carnets dans lesquels Antoine Bourdelle contait son amour pour ce petit village. Max Fullenbaum en recopia fidèlement le texte.

On connaît Antoine Bourdelle pour son œuvre sculpturale et monumentale. On ne connaît pas son art de la parole et de l'écrit. Le texte sur Trôo nous le montre sous un jour nouveau. Non seulement il est un remarquable prosateur, mais encore son texte nous éclaire-t-il sur ce monument très particulier.

Antoine Bourdelle est pétri de l’art grec antique autant que de l’art roman. N’a-t-il pas fait réaliser en 1910 un moulage du David de la cathédrale de Reims pour en avoir, dans son atelier, sous ses yeux, la fidèle copie ? N’a-t-il pas aussi vécu la Grande Guerre comme un cataclysme monstrueux emportant dans la mort des millions de jeunes hommes, ravageant les monuments dont celui de Reims qu'il affectionnait, détruisant les villes et les villages ?

En octobre 1920, séjournant à Trôo, Antoine Bourdelle rédige le projet du monument qu’il compte sculpter :

« Un maçon peut bâtir cela. S’il ne le rabote pas, tant mieux. Ce serait alors chaque pierre vivante, personnelle, donnant un ensemble animé, et non plus ces entassements de pierres mortes modernes, nivelées au rabot.
« Les inscriptions, à fonds creusés, dont les lettres affleurent le champ de la pierre, sont groupées lettre contre lettre – un ornement admirable dont se servaient les constructeurs anciens, initiés à toutes lois.
« Ces inscriptions ne meurent qu’avec la pierre qui les tient.
« Devant seraient l’hommage et le thème du monument aux morts ; les deux côtés porteraient, chacun par moitié, tous les noms.
« Ainsi clarté, élévation construite vers le haut, aspect grand en petite dimension.
« Les creux des dalles portant les inscriptions font, par leurs rentrants, que les angles ont l’air de pilastres.
« Grand effet par petits moyens. »

En 1923, le monument réalisé et érigé à côté de la cathédrale, il termine la rédaction de ces trois petits carnets qu'il date du jour de son inauguration, le 18 juillet.

Ces trois petits carnets sont illustrés de dessins du village et de son monument, certains aquarellés. Quelques ratures témoignent du fait que ces carnets n’étaient pas pour être reproduits comme tels, mais peut-être sont-ils l’ébauche de ce projet.

Concernant le monument, il écrit :

Montons à vos héros, auprès des vingt-trois
qui sont construits là-haut dans l’architecture modeste

Cette pierre quasi carrée, cette offrande à vos fils,
je l’ai voulue paisible et simple.
Ainsi elle se lie au visage pur du pays.

Là, Vos Transfigurés (car je n’accepte pas de les appeler morts)
Là, ceux qui sont le blé de votre cœur vivront sur le sommet
à l’ombre du grand Art de l’Église Romane.
Ils entendront sonner nos heures brèves
tandis qu’eux sont dans l’Éternel.

Amis, ce petit monument est une gerbière de pierre
dont chaque épi est un héros

Et nous avons pensé au très lointain futur
pour l’heure du destin où le Monument tombera.
Tous les noms de ce petit temple ont été mis
dans une urne de verre qui veille dans le Monument.

Lorsqu’on brisera cette urne, on trouvera
comme on trouve des immortels
vingt-trois noms Antiques
on se souviendra près des noms
qu’ils construisirent la victoire la plus pure,

la plus vaste de tous les temps.

Pour le sculpteur qu’il est, le village de Trôo possède une singularité à nulle autre pareille : c’est une montagne sculptée, une montagne habitée de l’intérieur. Il écrit :

Le bourg de Trôo, hausse
et abaisse en sa colline, la spirale
en plans de douceur de ses rues et de ses sentiers
entaillés dans le Rocher pur.

J’aime cette route sculptée.
(…)
L’Aïeul excavateur qui s’abrita profond
dans la candide entente du rocher
a su le laisser fort afin qu’il porte la montagne.

J’ai respiré l’esprit des intérieurs et sous chacune de vos voûtes,
j’ai ressenti que la prudence avait partout porté sa lampe :
la pénombre cité intérieure en reste demeure éclairée.

En pénétrant dans vos berceaux abris de roche,
j’ai déchiffré, dans l’esprit des tracés,
la moisson calculée de vos aïeux anciens qui furent architectes,
tailleurs de pierres roches instinctifs.
Votre montagne est à la fois haute et profonde
c’est la cité à demi souterraine
l’homme abrité dans elle écoute parler le rocher.
Les quelques puits oasis du pays nous font penser en vos demeures
qu’au delà des parois du tuf,
des miroirs d’eau couchés regardent et écoutent, entendent.
Votre colline perforée est tout emplie d’échos qui rêvent,
elle est comme une grande ruche dont le génie
cache un peuple ouvrier, l’anime du dedans
(…)
Comment donc ne pas s’attacher à votre ville labyrinthe !
à ses sentiers bordés de pommes et de lourds paniers de raisins,
à ses sentes d’enchantement avec leurs caves en étages
où le cidre et le vin fermentent :
tout cela grise la colline

Quel passant pourrait résister ?

Il y a donc, entre le sculpteur et son ami Arnault, entre le sculpteur et ce village, entre le sculpteur et ses habitants, une véritable histoire d’amitié, d’amour qu’il conte sous le ciseau et qu’il conte dans les quelques lignes qu’il a laissées. Les uns et les autres sont indissociables. La catastrophe est dans la ruine. Il prévoit la ruine. Ces vingt trois noms sont un symbole. Le monument est un symbole, mais c’est aussi une œuvre d’art, une œuvre conceptuelle bien avant que le mot et le geste ne viennent à l’esprit de nos contemporains.

En cela, elle doit être défendue et comme symbole, et comme œuvre d’art.

D’aucuns, aujourd’hui, voudraient la dénaturer, ajouter des noms à ces vingt trois, des noms d’une autre guerre, celle de 1939-1945, comme si cette œuvre n’était qu’une sombre liste de sombres temps. Ces derniers n'ont certes pas démérité. Pas moins que ceux des guerres précédentes, de 1870 ou des guerres napoléoniennes, pourtant absents du monument.

Ces vingt trois noms sont un symbole, celui de toutes les guerres. Et ce monument est une œuvre d’art conceptuelle en avance sur son temps dont il faut préserver l’intégrité.

Car il existe un flou sur son statut. Pour notre part, nous considérons qu’il s’agit d’une œuvre d’art. D’autres pourtant estiment qu’il ne s’agit que du support du nom des morts des guerres, un support que l’on pourrait « actualiser » à loisir.

Il y a d’autres façons d’honorer les trôoiens morts au cours de la seconde guerre mondiale que de leur faire dénaturer, bien malgré eux, le monument Bourdelle.

Il importe donc que ce monument soit classé dans les meilleurs délais.

Patrice Bérard, 12-14 octobre 2009

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